CHAPITRE VII
Il se demanda par quel miracle, le lendemain, il tomba pile sur le petit terrain. En tout cas, il l’aperçut d’assez loin pour descendre, tout réduit depuis six mille pieds. Le moteur n’avait pas chauffé.
Avant de partir de Tarbes il avait remis en état une 4 L avec une batterie neuve prise dans une station-service proche du terrain. Il préférait avoir un moyen de locomotion autonome sur place. Il avait dit, au village, qu’il reviendrait les voir.
Tout le monde ou presque était aux champs et il n’avait pas salué la jeune fille de la veille. À moins qu’elle ait été là mais qu’il ne l’ait pas reconnue, en plein jour.
L’avion stoppé au parking, il avait commencé à le vider. Le Dodge était toujours en place, personne ne l’avait découvert et il y plaça deux batteries d’avion et des boîtes de bougies récupérées à Tarbes également.
En début d’après-midi, il eut envie de parler à Jacqueline de ce qui lui trottait dans le crâne. Il grimpa dans le Dodge et enfourna le petit chemin.
Au moment où il sortait du dernier virage, avant la ligne droite aboutissant au hameau, quelque chose retint son attention là-bas. Instinctivement, il ralentit et s’arrêta. Il prit ses jumelles les plus fortes, sous le tableau de bord.
Tout paraissait calme. La cheminée fumait beaucoup, mais il n’y avait rien d’… Les bagnoles ! Trois voitures étaient garées le long d’un mur. La vieille DS était à eux, mais la BMW et la Rancho ?
Kevin laissa tomber les jumelles et passa en marche arrière, bénissant le moteur aussi silencieux que puissant.
Qui était là ? Il réfléchit deux minutes et prit sa décision. Il gara le Dodge un peu plus loin, prêt à partir, portes ouvertes, et s’équipa. Le fusil, deux cartouchières, des jumelles, le ceinturon et un « canons sciés ». Au moment d’y aller, ses yeux tombèrent sur une caisse, sous la couchette. Des grenades défensives qu’il avait trouvées du côté de Châteaudun. Il en mit quatre dans les poches du gilet de chasse et partit.
Par l’est, on pouvait approcher plus facilement des maisons. Il resterait encore deux cents mètres à découvert tout de même…
Il mit près de deux heures à venir se poster derrière la dernière haie avant le plat. Allongé sur le sol, il recommença à observer avec les petites jumelles. Quelqu’un sortait de la maison… Un type qu’il ne connaissait pas. Il se maudit de ne pas avoir pris les grosses jumelles. À cette distance, celles-ci ne grossissaient pas assez. Il ne distinguait pas les détails.
Le type alla pisser et revint vers la maison au moment où une autre silhouette en sortait. Une jeune fille, semblait-il. Elle s’affaira sans qu’il puisse voir à quoi, bientôt rejointe par un homme. Kevin reconnut le jeune gars qui lui avait parlé, le soir. Une troisième silhouette sortit.
Celle-là brandissait une arme, l’air pas mal excitée. Un coup de feu claqua. Kevin sentit son ventre se nouer. Personne ne tombait : le type avait dû tirer en l’air.
C’était maintenant une véritable rafale. Qui que soient ces mecs ils avaient des armes automatiques. La fille et le jeune gars se mirent à courir vers la maison.
Kevin réfléchit. Que pouvait-il raisonnablement faire ? Il allait se répondre : « rien », quand il se rendit compte qu’il s’en foutait. Il avait vu trop de violence pour accepter. Il découvrit qu’il avait envie d’aller là-bas et d’en repartir avec les survivants… Il secoua la tête ; décidément il avait bien changé lui aussi. Il se faisait de mieux en mieux à la violence.
Le soir tombait, il n’y avait pas d’autre solution que d’attendre la nuit pour approcher.
Quand il fit assez sombre pour qu’on ne distingue plus les troncs d’arbres, il se releva, engourdi, et avança.
À cinquante mètres des maisons dont il repérait la masse sombre, il appuya sur la droite pour arriver par l’arrière. Bien lui en prit : les phares de l’une des voitures s’allumèrent soudain et il entendit une porte claquer.
— Hé ! Henri, tu ne me l’esquintes pas ? lança une voix depuis la maison.
Kevin pensa qu’un type s’inquiétait pour sa voiture quand la réponse lui parvint.
— T’occupe, elle adore ça, la salope, hein, ma poulette ?
Un rire féminin s’éleva. Ecœuré, Kevin se rappela ce que disait Jacqueline l’autre soir, l’autre matin plutôt. Pauvre gosse.
Le moteur démarra et la bagnole manœuvra pendant que Kevin se jetait au sol, au coin d’un mur. Elle faisait demi-tour pour partir vers Châteauneuf. Le pot.
Lentement, Kevin avança, atteignant la façade. Il se baissa pour observer. Personne dehors. Des bruits de voix lui parvenaient. Une porte s’ouvrit brusquement et une silhouette apparut : Jacqueline. Kevin la reconnut tout de suite. Elle se dirigeait vers le tas de bois, plus à gauche.
Il s’élança et s’accroupit derrière un vieux puits à trois mètres à peine du bois.
Jacqueline avait entendu le bruit et se retourna.
— Ne dites rien, Jacqueline, chuchota-t-il… c’est moi, Kevin.
Elle s’immobilisa.
— Faites ce que vous devez faire, je vous en prie…
Elle comprit et se pencha vers le bois, amassant des bûches.
— Qui sont ces types ? reprit-il.
— Des voyous.
La voix était basse, lasse aussi.
— Je vais vous tirer de là… Combien sont-ils ?
— Sept. Vous n’y arriverez pas. Ce sont des sauvages. Ils… veulent faire de nous leurs esclaves… Vous vous rendez compte, leurs esclaves ! Ils nous appellent comme ça !
— Jacqueline, reprenez-vous…, j’ai besoin de renseignements… Est-ce que tout le monde va bien ?
— Marcel, Denise et la petite Corinne sont morts. Ils ont violé toutes les jeunes… Moi, c’est pour ce soir, ils ont dit.
Les mains de Kevin se crispèrent sur son arme.
— Où se tiennent-ils ? lança-t-il d’une voix plus rauque.
— Deux dorment avec Arielle au premier, trois autres, dont le chef sont en bas dans la grande salle. L’un vient de partir avec la petite Thérèse. Le dernier, je ne sais pas où il est.
— Tâchez de le savoir et revenez ici. Je serai derrière ce bois.
Elle inclina la tête et s’en alla vers la maison. Kevin attendit plusieurs minutes avant de se glisser derrière le tas de bûches.
Il était inquiet de ne pas savoir où se trouvait le dernier salopard et écoutait les bruits autour. Si l’autre faisait une balade, il pouvait lui tomber dessus n’importe quand.
Sept contre un, malgré l’effet de surprise, c’était perdu d’avance. Il fallait réduire le nombre d’une manière ou d’une autre. Il avait beau chercher, il ne voyait aucun plan réaliste.
Bientôt, la porte s’ouvrit à nouveau. Cette fois, c’était le jeune gars à qui il avait parlé de Bourges, l’autre soir. Il se dirigea droit vers le bois et murmura :
— Vous êtes là, monsieur ?
— Oui.
— Le dernier est aussi au premier étage, vous fait dire Mme Jacqueline… Dites, vous allez nous aider, hein ? Vous nous laissez pas tomber ?
Il y avait tant de détresse dans la voix que Kevin fut bouleversé. Mais que faire, bordel ? Puis une idée lui traversa le crâne.
— Est-ce que vous seriez prêts à m’aider ?
— Ça oui, ces fumiers…
— Si je te donné une arme, tu t’en serviras quand je te le dirai ?
— Oui, oui.
— Et les autres ?
— Mme Jacqueline, c’est sûr, Arielle n’est plus capable, ça fait deux jours qu’ils la violent… Thérèse, elle, est d’accord avec eux.
En somme, il ne pouvait compter que sur Jacqueline et le jeune gars !
— Le bois, c’est pour quoi ?
— On fait un chevreau dans la cheminée.
— Forcez le feu pour revenir chercher du bois. Mais pas avant une heure. Regarde ta montre en rentrant. Ils vous surveillent de près à l’intérieur ?
— Non.
Kevin leva son « canons sciés » et le tendit doucement, la crosse en avant.
— Tiens, mets ça dans ton tas et planque-le dans la salle… Tu crois que tu y arriveras ?
— Oui, je pourrai.
— Il est armé mais la sûreté est mise. Tu as juste à pousser le cran sur le dessus. Ne t’en sers pas avant que je te le dise.
— D’accord. J’y vais maintenant.
— Un instant, ce que j’attends de vous c’est que vous abattiez ceux d’en haut. La grande salle, je m’en charge.
— Oui.
Il fila et Kevin recommença à attendre. Si jamais le chevreau était cuit trop tôt, tout foirerait parce que la salle serait pleine de monde. Il y avait aussi le couple parti en voiture… Son idée comportait trop d’impondérables, il le savait bien, trop d’improvisation. Mais il n’était pas soldat de métier, il n’avait pas d’expérience. Il se souvenait pour l’avoir lu que la vitesse d’exécution était primordiale dans un coup de main. Ce fut Jacqueline qui vint, une heure plus tard.
— Kevin…
Sa voix lui parut plus forte.
— Oui, souffla-t-il. Où sont-ils maintenant ?
— Quatre en bas, deux là-haut, le dernier…
— Oui, je sais. Et vos amis ? Combien dans la grande salle ?
— Bernard et moi, et le petit Gérald.
Bernard, ce devait être le jeune gars.
— Où est le flingue ?
— À côté de la cheminée.
— Pouvez-vous le prendre vous-même ?
Pas d’autre solution.
— Oui, il est dans un sac.
— Est-ce qu’on peut descendre du premier autrement que par l’escalier ?
— Par la fenêtre.
Merde, bien sûr !
— Prétendez que le gamin n’est pas bien et passez dans la pièce à côté avec lui. Et allongez-vous par terre. Gardez le fusil près de vous et empêchez ceux du haut de descendre. Mais attention, il n’y a que deux coups à tirer. Et tenez solidement l’arme. Ça ira ?
— Oui, ne vous inquiétez pas. Et Bernard ?
— Dites-lui de sortir dans cinq minutes pile. Allez. Il se faufila derrière elle pour venir s’aplatir contre le mur près de la porte. De là, il entendait les types discuter. Il sortit deux grenades, après avoir posé son fusil contre le mur, et arracha les goupilles puis il attendit. Si un mec sortait il était cuit, les mains occupées…
La voix de Jacqueline s’éleva bientôt, parlant à l’enfant. Son ton était si naturel qu’il s’y laissa prendre une seconde. Deux minutes plus tard, Bernard disait timidement :
— Faut que j’aille pisser.
— T’éloigne pas, lança une voix, ou je te plombe le cul.
Les autres se marraient quand Bernard apparut à la porte qu’il laissa ouverte. Bon Dieu, Kevin n’avait pas pensé à ça… Le petit gars avait de l’idée !
Il releva les pouces et les deux grenades se mirent à fuser… Combien de temps fallait-il les laisser comme ça ? Au cinéma, les héros semblaient avoir tout leur temps… Kevin se souvenait vaguement de… cinq secondes ?
Un pas en avant et il les lança dans la pièce en plongeant à l’abri du mur, au-delà de la porte.
Les deux explosions se succédèrent à une seconde d’intervalle, si bruyantes qu’il crut qu’il allait être sourd. Déjà, il se relevait, ramassait son fusil tombé et fonçait dans la pièce, seulement éclairée par le feu maintenant. Des bûches avaient été propulsées au milieu de la salle.
Quelque chose bougea dans un coin. Il pivota sur lui-même et tira à la hanche.
Un grognement et plus rien. Il n’avait pas pensé non plus à la lumière…
— Bernard !
— Je suis là, monsieur.
Il lui tendit le Herstall.
— Prends ça et trouve une lampe. Jacqueline, ne bougez pas, j’arrive.
Il enjamba rapidement les décombres et un corps, poussant ce qui restait de la porte. Jacqueline se relevait, une lampe électrique à la main.
— Ils n’ont pas bougé.
Dieu, quel sang-froid ! Lui ne savait plus très bien où il en était… Il se secoua.
— Rejoignez Bernard dehors et mettez-vous au coin pour surveiller les fenêtres, chuchota-t-il. S’ils sautent, tirez quand ils seront à terre seulement.
Elle sortit, tirant l’enfant qui semblait choqué. Kevin s’accroupit sur le côté pour tenir l’escalier en joue. Que faisaient-ils là-haut ? Des flammes commençaient à monter dans la grande salle et le crépitement l’empêchait d’entendre les bruits de l’étage du dessus. Il fallait faire quelque chose.
Il sortit sans faire de bruit et appela doucement Bernard. Le gars approcha.
— Ecoute-moi, tu vas aller vers la route et tirer deux balles avec le pistolet. Puis tu reviens vers la maison en criant : « La voiture est là, attention, sauvez-vous ! » Dis à Jacqueline de brailler aussi. O.K. ? Et vous partez loin en criant.
— Compris.
Kevin revint vers la grande salle et s’embusqua de nouveau. Presque tout de suite les coups de feu claquèrent et Bernard se mit à hurler. Les cris s’éloignèrent dans la nuit.
Bientôt, Kevin entendit des chuchotements puis une lamelle de bois craqua dans l’escalier. Il ne voyait rien et attendait, tendu.
— Jaky, t’es là ?
La voix venait bien de l’escalier.
— Il est dehors, il entend pas, eh ! patate. Ils ont taillé, les salauds, et l’autre qu’est canée, on a plus de grognasses.
Cette fois, Kevin entendit nettement les pas dans l’escalier. Ils descendaient.
— Merde, ça crame en bas !
Une silhouette apparut, se découpant devant les flammes. Kevin attendit encore. Il fallait qu’ils soient là tous les deux.
— Ah ! la boucherie… Ils les ont eus, dis donc, les pourris. Putain, Jo et les autres !
Le gars avait un Uzi ou un truc de ce genre à la main. Il faudrait tirer très vite…
Son copain apparut enfin. Maintenant…
— Hé !
Ils se retournèrent au moment où il pressait la détente. L’un d’eux fut projeté en arrière. Kevin réarma à toute vitesse, tirant à nouveau. Le second eut le temps de lâcher une balle, qui s’en alla dans le plafond, puis parut coupé en deux…
Kevin rechargea par sécurité, mais c’était fini. Il sortit et appela. Peu après, Bernard et Jacqueline, tenant l’enfant dans les bras, apparaissaient.
— Jacqueline, pouvez-vous aller regarder là-haut ?… Mais je crois que votre amie est morte.
Elle courut vers la maison, laissant l’enfant.
— Si tu veux récupérer quelque chose, profites-en, dit-il à Bernard. Je pense que la maison est perdue.
— Et le dernier de la bande, monsieur ?
— Les flammes vont se voir de loin, sans compter le bruit qu’on a fait. Il va revenir mais il sera prudent et on sera loin.
— J’ai rien à prendre ici. Rien, dit le gars, amer.
— Alors va voir si tu peux démarrer une bagnole, mais n’allume pas les lumières.
Jacqueline sortit de la maison peu après, un ballot à la main. Le gamin n’avait pas bougé, près de Kevin.
— Vous aviez raison, Arielle est morte. Le cœur, je pense.
— Venez, Jacqueline.
Il se dirigea vers la voiture dont le moteur venait de démarrer. Avant de monter à l’arrière, il récupéra ses armes et indiqua à Bernard où était garé son Dodge. Arrivé à côté, il se mit au volant en recommandant aux autres de suivre, toujours sans lumière.
Quand ils arrivèrent au terrain, Kevin stoppa derrière le hangar et descendit. Les autres sortaient eux aussi.
— On est en sécurité ici pour la nuit et demain on partira loin, dit-il le plus calmement possible. En attendant on va se préparer à manger. Jacqueline, si vous voulez, installez le petit dans la couchette du camping car il n’aura pas froid. J’ai quelques somnifères si vous voulez.
— Il va d’abord manger avec nous, dit-elle.
Une heure plus tard, ils avaient terminé, installés dans le club house dont ils avaient camouflé les fenêtres.
— Pourquoi êtes-vous revenu, monsieur ? demanda soudain Bernard.
— D’abord je m’appelle Kevin… On m’appelait même Kev autrefois… Parce que j’avais dit à cette dame que je reviendrais, dit-il en montrant Jacqueline de la tête. Ça s’est fait plus tôt que prévu. C’est tout. La chance, quoi.
L’enfant dormait dans un fauteuil. Il baissa le ton.
— Je regrette de ne pas être revenu plus tôt, pour les autres.
— Vous nous aviez prévenus, souffla Jacqueline. Aucun d’entre nous n’y a vraiment cru, je pense. Moi la première. Mais qu’aurions-nous pu faire contre ces hommes ?
Elle avait raison dans une certaine mesure. Il se dit qu’il fallait trouver une façon d’équilibrer les chances de gens inexpérimentés contre des bandes comme ça. En multipliant les armements, peut-être ?
— Qu’allons-nous faire, Kev ? dit Jacqueline. Vous voilà avec trois personnes sur les reins, vous n’avez pas mérité ça.
Il eut un geste vague de la main.
— Nous allons trouver un bon endroit et installer une communauté.
— Et vous pensez que ce genre d’événement ne se reproduira pas ?
— Je peux vous garantir qu’il se reproduira, au contraire !
Elle sursauta.
— … Mais nous y serons préparés. Qui que soient les agresseurs, nous ne leur laisserons pas une chance. Ils seront massacrés, c’est la loi maintenant : survivre ou être tué…
Le lendemain, il était debout avec le soleil et alla faire un tour avec son fusil dans le bois, le long du chemin. Il voulait s’assurer de leur sécurité et réfléchir encore. Puis il revint vers le hangar et examina ses cartes.
Vers six heures et demie, il revint au club house. L’enfant dormait encore mais les adultes étaient réveillés. Jacqueline préparait du café sur le camping-gaz. Il sourit en pensant qu’elle était la reine du café.
Quand elle le vit, elle posa ce qu’elle tenait et vint vers lui, le visage grave. Elle mit les mains sur ses épaules et l’embrassa, pressant fortement sa joue contre la sienne.
Il se sentit vaguement troublé, malgré la spontanéité du geste, sans équivoque. C’est la première fois que son corps réagissait à nouveau. Elle dut lire quelque chose dans son regard parce qu’elle eut un sourire ironique.
— Eh bien, jeune homme, on n’est pas encore réveillé ?
Il lui fut reconnaissant de mettre les choses au point avec son « jeune homme ». Elle était encore belle mais enfin il n’avait que trente-sept ans… Elle lui avait fait comprendre l’affection qu’elle avait pour lui, mais une affection de sœur aînée en somme. Presque heureux, soudain, il riposta.
— Ravissante Jackie, à l’aube !
Elle rit.
— Pourtant je me changerais volontiers, vous savez.
— Moi aussi, lança Bernard, vous nous arrêterez quelque part, mon… Kevin ? se reprit-il.
— Vous ferez les magasins cet après-midi. Je vais préparer notre départ pendant que vous terminez le café. Appelez-moi quand il sera prêt.
— Combien de biscottes ? lança Jacqueline.
— Le paquet.
L’avion était couvert de rosée et il essuya la verrière, puis il commença à remplir les réservoirs avec la pompe à main du club. Elle aussi il faudrait l’emmener. Il avait pratiquement terminé quand il s’entendit héler.
— Kevin, où êtes-vous ?
— Ici.
Jacqueline et Bernard débouchèrent du coin du hangar et s’arrêtèrent, stupéfaits.
— Mais… que faites-vous ? demanda Jacqueline.
— Je termine les pleins.
— Vous voulez dire que vous, enfin nous allons partir en avion ?
— C’est ça, oui, fit-il sans lever la tête.
— Vous saurez piloter cet…
Il la regarda avec un petit sourire.
— Je l’ai bien ramené hier de Tarbes.
— Vous avez été à Tarbes…
Bernard n’avait pas dit un mot, mais il tournait autour de l’avion.
— C’est même ce que je venais vous raconter, hier soir.
— Alors vous savez piloter ?
— Il y a une bonne vingtaine d’années que je vole. Elle se détendit.
— Evidemment… le preux chevalier sait tout faire ! Son humour lui fit du bien. Il était sain.
— Pas tout, ma belle, pas tout. Je ne suis pas foutu de savoir comment fonctionne ce qu’il y a sous le capot. C’est même pour ça que je suis allé à Tarbes chercher un avion neuf. Pour qu’il serve longtemps sans panne. Moi, la mécanique…
— Alors je pourrais peut-être vous aider, Kevin.
Dans sa tête, ce fut un éclair. Quel couillon il était.
Le gars lui avait pourtant dit qu’il était mécano auto. Un moteur est un moteur et ceux des avions étaient plutôt de conception rustique. Il se tourna vers Bernard.
— À dire vrai, je compte pas mal sur toi si tu veux bien.
Le visage de l’autre se fendit.
— Je vous crois. Moi, la mécanique j’aime ça. Remarquez que je suis pas encore confirmé. Ça fait trois ans seulement que j’ai commencé et mon patron disait toujours qu’il faut dix ans pour faire un compagnon potable.
— Je te donnerai un moteur et tu t’entraîneras en le démontant.
— Alors ça me va, monsieur, je veux dire Kev. Première fois qu’on l’appelait ainsi depuis des mois. Il se sentit bien.
— Si vous voulez prendre votre petit déjeuner chaud il serait temps d’y aller, lâcha Jacqueline, souriante.
À table, autour du bureau, ils lui demandèrent où il comptait aller.
— À Salon-de-Provence. Le terrain est vaste, facile à trouver et la ville, toute proche, n’est pas trop grande. Les risques de tomber sur des bandes sont moindres. C’est là qu’on fera nos achats… On s’équipera entièrement.
— Vous voulez qu’on s’installe à Salon-de-Provence ?
— Non, fit-il d’une voix lente. On partira de là pour chercher un bon endroit.
— Vous avez une idée, n’est-ce pas ? fit Jacqueline.
— Oui. Mais c’est encore un peu vague. Il faut un endroit sûr, facile à défendre, assez à l’écart des grandes villes, pas trop loin de la mer et assez plat pour que je puisse décoller le piège.
— Le quoi ?
— Le piège. Pendant la Première Guerre, les aviateurs appelaient les appareils des pièges à cons. L’expression est restée dans certains aéro-clubs.
— Et le Dodge ? demanda Bernard.
— Je vais le planquer le mieux possible, dans le bois.
À huit heures et demie, tout le monde avait embarqué. Avec les pleins, l’avion était pas mal chargé, d’autant que Kevin avait tenu à emporter toutes les armes et les munitions plus le groupe électrogène.
Quand il s’aligna en bout de piste il était soucieux. La piste n’était pas si longue que ça et il devrait mettre les gaz à fond. Pas idéal pour le rodage, sans compter que le centrage n’était pas fameux avec tout ce poids à l’arrière. Le gamin semblait mieux, ce matin. Il ne disait toujours rien mais paraissait captivé par ce voyage en avion.
Kevin respira à fond et poussa lentement la manette des gaz, à gauche. Le Rallye s’ébranla, tardant à prendre de la vitesse. Le manche au neutre, il courait librement dans l’herbe.
Le bout de la piste arrivait et Kevin sentit son ventre se crisper. Plus moyen d’attendre : il tira sur le manche. Le nez se souleva, les roues pesèrent moins sur le sol et le quittèrent difficilement. Mais il se traînait au ras du sol et ça ne montait presque pas. Le vario affichait un zéro positif…
« On est trop cabré », pensa-t-il, et le moteur ne donne pas encore tous ses chevaux. Une ligne d’arbres arrivait rapidement, emplissant le pare-brise.
L’aiguille du Badin atteignait 100 km/h : il se décida et entama un virage prudent. Du coup, le vario revint au zéro… Et les arbres passèrent au ras des roues.
Ses doigts étaient crispés sur le manche au point qu’il commençait à avoir mal au bras. Pas question de rendre la main pourtant. Ou le piège grimperait, ou il ne pourrait pas et à ce moment autant se reposer tout de suite tant bien que mal et décharger tout le matériel…
Tout de même la vitesse augmentait insensiblement. Quand il vit 120, Kevin mit l’avion sur son assiette de montée et il la garda. À 600 pieds, il réduisit les gaz à 2500 et rentra les volets. Ça tenait… Il prit le cap 135 vers Lyon et la vallée du Rhône. Mais il leur fallut près de trois quarts d’heure pour atteindre 6000 pieds. À cette allure, son estimée allait être complètement fausse. Il avait prévu dans les deux heures quinze de vol, dont plus d’une heure pour Lyon-Sud.
Il crut repérer Roanne par le travers gauche mais la visi n’était pas fameuse. Il y avait même des nuages à peine plus hauts, devant, et il ne se sentit pas à l’aise. Il n’aimait pas trop les nuages et le mauvais temps. Vu trop de copains se planter depuis des années. D’après la carte il y avait des sommets à 1000 mètres, en dessous.
Il descendit un peu pour se protéger d’une mauvaise appréciation de la hauteur des nuages.
Pourtant, tout se passa bien et quand la grande vallée du Rhône s’étala dessous, il respira plus tranquillement. Si ce n’est qu’il ne voyait pas Lyon… L’avion était plus léger avec l’essence consommée et manœuvrait mieux. Il monta pour avoir une meilleure vue et comprit qu’il devait y avoir du vent de nord qui l’avait fait dévier de sa route parce qu’il lui sembla identifier Valence. De la fumée montait des quartiers sud de la ville. Un sacré incendie.
À bord, tout le monde était silencieux. Il se tourna vers l’arrière et brailla pour se faire entendre.
— Ça va mieux ?
Jacqueline se pencha en avant.
— Pourquoi mieux ?
— C’était un peu tangent au décollage.
— Ah bon ? Je ne me suis pas rendu compte ! Qu’est-ce qui n’allait pas ?
— Un peu chargés pour cette piste.
— Si je comprends bien, c’est plutôt vous qui allez mieux !
Elle avait raison, évidemment, et il rit, reprenant sa carte. Montélimar ne devrait pas tarder.
À onze heures, il soignait son atterrissage à Salon-de-Provence, sur la grande piste en dur, histoire de se faire admirer par ses passagers ! Enfantin, mais il avait toujours eu un faible pour l’atterrissage, c’est là qu’on voyait la « main » d’un gars.
Deux passages au-dessus des installations n’avaient rien révélé qui bougeât.
Les roues effleurèrent le bitume et Kevin laissa l’appareil perdre de lui-même sa vitesse en direction des grands hangars et des bâtiments de l’Ecole de l’Air.
— Bernard, à toi de nous trouver une bagnole, maintenant.
— Avec la batterie pas de problème, répondit le gars.
Ils trouvèrent une 4L de l’armée et embarquèrent.
— Kevin, dit Jacqueline en s’installant, avant… j’avais un magasin de vêtements, si vous voulez je m’occupe de ça.
— D’accord. Ne lésinez pas, prenez vraiment de tout. De la belle qualité, surtout ; c’est aussi ce qui est le plus solide. Et des vêtements d’hiver et d’été, de pluie aussi, enfin voyez grand. On amènera le tout au terrain et on le transportera plus tard.
— Bien, m’sieur ! dit-elle avec un petit sourire.
— Excusez-moi, j’ai toujours tendance à penser que les autres ne cogitent pas assez. Désolé.
— Ne le soyez pas, ça me fait plutôt plaisir qu’on se préoccupe de moi.
Kevin avait donné le fusil à Bernard, après lui avoir expliqué comment recharger avec le levier sous le canon, et il avait disposé un « canons sciés » près de lui. Un autre était près de Jacqueline, à l’arrière. Il roulait doucement, observant avec attention les rues jonchées de débris.
Il faisait carrément chaud ici et il songea qu’il faudrait prendre beaucoup de bouteilles d’eau.